Aimée n'a pas eu ce qu'on appelle "une enfance". Elle est née comme elle est, peut-être un brin plus innocente. Elle n'était même pas crée qu'une lourde responsabilité pesait sur ses épaules: en effet, l'heure était grave. Les poupées enchainaient meurtres sur meurtres, de manière inexpliquée et les habitants terrorisés à raison ne souhaitaient que leur disparition. Le génocide était à deux doigts de se dérouler, quand le Passeur décida qu'il devait passer à l'action. Il fallait un gardien à ce village, et quelqu'un qui puisse calmer le courroux des habitants. Un lien, même mensonger, entre ces deux mondes. Alors, il alla rencontrer l'horloger, et lui demanda une poupée spéciale. Elle devait être grandeur nature et de porcelaine, pour berner les habitants. Il y avait eu deux pantins semblables à elle dans le passé, mais elles étaient fissurées et légèrement difformes, contrairement à la perfection du poupon spécial, et avaient été éliminées par un habitant en colère il y a longtemps de cela.
Cinq jours durant alors, l'horloger la fabriqua avec passion, se jetant corps et âme dans son œuvre. Elle devait être parfaite. De ses doigts de fée, il produit un travail des plus délicat, jusqu'au bout de ses cils. Même sa peau froide et lisse avait quelque chose de vivant. Mais qui a dit que toutes les fées étaient bienfaisantes ? A ce bijou de porcelaine, dans les rouages de son cœur, il y inscrit un destin funeste, comme toutes les autres avant elle. Toutes les nuits, un instinct meurtrier se réveillerait et prendrait le dessus. Tout ce qui n'était pas poupée devait mourir.
Quand elle naquit, elle ne pouvait bouger. Immobilisée sur une table, complétement nue, ses premières minutes d'existence ne furent que panique. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortait. Alors qu'une larme de peur coulait sur son visage trop lisse, un doigt de chair vint l'essuyer fébrilement. Elle leva les yeux. Au dessus d'elle, un bel homme brun et négligé la manipulait de ses mains, avec divers outils inconnus. Un sentiment de dégoût profond la prit soudainement en voyant de visage, sans qu'elle ne sache pourquoi. Il la contemplait avec une sorte d'adoration, d'euphorie qui semblaient être puissants à un point qui frôlait l'instabilité mentale.
"-Regarde ça…Une larme…Une larme ! Tu pleures, ma créature, tu pleures…. Tu es tellement parfaite, si…Vivante… Ma plus belle création. Le Passeur le savait ! Il voulait que tu viennes au monde…Tu es aimée, si aimée….C'est cela ! Aimée ! C'est ainsi que sera ton nom à présent !"
Nouvelle qu'elle accepta sans broncher. Sa panique passée, bien qu'un léger malaise permanant restait toujours, elle tenta de contempler le monde autour d'elle. Elle ne vit rien d'autre que des papiers empilés. Un ennui profond fit alors place. Elle pensa et se construit alors une conscience véritable, pendant qu'elle écoutait d'une oreille distraite l'homme étrange qui parlait enthousiasmé de l'amour de sa vie. L'amour…Qu'est ce qu'était l'amour ? Elle n'en ressentait pas. Elle n'avait sûrement pas été crée pour cela. Alors pour quoi donc ? Apparemment un certain Passeur l'avait fait naître. C'était son véritable père, pas cet homme fou. Il ne le pouvait pas. Elle ne serait jamais la fille de quelqu'un qui lui donnait envie de vomir ou de le pousser dans un grand trou et de lui écraser la tête ensuite. Cette répulsion était inexpliquée pour l'instant, mais Aimée était certaine qu'il y avait une raison.
Plus tard, après des interminables heures d'immobilité et d'ennui, l'horloger consentit enfin à la libérer de la table. Avec étonnement, son corps encore un peu gauche se mouvait avec fluidité. Cette découverte fut interrompue par le brun impatient:
"-Allez, parle ! Dis quelque chose !"
Au début, elle n'ouvrit pas la bouche, un peu hébétée. Quels pourraient bien être ses premiers mots ? Que dire quand mille et une questions l'assaillaient de partout…? Puis, elle vit vite ses premières priorités et lâcha avec froideur:
"-Donnez moi votre veste, je suis mal à l'aise sans tissus pour me recouvrir."
Le jeune homme gloussa de joie à l'entente de sa voix puis satisfit son souhait. Alors qu'elle parcourait la pièce en cherchant une éventuelle sortie, un bruit attira son attention. Un homme grand, aux allures de gentleman et au grand chapeau haut de forme cachant son visage sortir de l'ombre du coin de la pièce. Contrairement à l'horloger qui n'attirait que mépris, cet homme lui évoquait un grand respect, une adoration nouvelle pour elle. Quand il s'approcha d'elle, elle ne put que se mettre à genoux. Elle savait. C'était lui. Son père. Le Passeur. Il se pencha à son oreille et murmura des mots envoutants. Quand il la congédia, elle savait exactement quelle était sa mission.
L'horloger par la suite, lui avait ordonné de rester enfermée dans la pièce, car il devait se rendre dans le village voisin et lui acheter des vêtements permettant de cacher entièrement ses articulations. Bien qu'elle ait acquiescée sur le moment, elle n'avait aucune intention de lui obéir. Elle venait de naître, et il y avait tant de choses à voir, en prenant aussi en compte qu'elle devait rapidement se familiariser avec le lieu de sa mission. Alors elle sortir et découvrit ensuite son village. Personne n'était comme elle: bois, Crystal, pierre, Nix, Goeffoj, Xoshell … Mais aucune porcelaine. Alors qu'elle arpentait les rues, elle se fit violemment pousser contre un mur par un pantin en bois. Elle se rattrapa de justesse et se retourna vers l'agitateur, qui souriait:
"-Oups, pardon, je n'ai pas fait exprès ! "
Aimée sourit à son tour.
"-Il n'y a pas de mal."
Elle attendit que son interlocuteur se retourne et reprenne son chemin pour lui faire une traitre balayette, qui l'envoya à terre. Elle sourit cruellement, les rôles inversés.
"Oups pardon, je n'ai pas fait exprès…héhé."
Elle se sentait enfin elle-même. Le pantin se mit à rire, encore à terre. La nature perverse des poupées était visible au grand jour.
"-Il n'y a pas de mal. Tu es des nôtres."
***
Aimée avait réussi à retrouver son chemin avant le retour de l'horloger, et après avoir enfilé une robe encombrante et sur-décorée, il la traina aux portes de la ville. Derrière le portail en fer forgé encore ouvert, était agglutiné un groupement d'habitants aux allures hostiles. Certains avaient été jusqu'à ramener des armes, sans pour autant s'en servir. Ils attendaient de voir la fameuse solution que le Passeur leur livrait. Elle se devait d'être à la hauteur, bien qu'à la vue de ces gens le même sentiments répulsif qu'elle avait eu avec l'horloger se manifestait. Elle ne les aimais pas. Elle n'aimait pas ces êtres de chair et de sang. Pourtant, elle devait être comme eux, telle était sa mission. Alors elle prit un grand sourire niais et s'exclama:
-Bonjour à tous et à toutes, et merci pour votre patience !
Les gens commencèrent alors à s'agiter entre eux: qui était cette enfant aux airs de petite fille gâtée ?
-Je suis Aimée, désormais gardienne de ce village sous les ordres du Passeur, enchantée !
Elle fit une révérence respectueuse exagérée alors qu'elle ricanait intérieurement de ce comportement, tandis que les murmures de la foule s'intensifiaient. Le passeur ?
-Je suis ici pour faire en sorte de stopper la vague de meurtres alors je vous en prie soyez coopératifs ! Arrêtez vos émeutes et vos représailles ! Pour construire une paix nouvelle, ce genre de comportement est toxique !
Ses yeux faussement suppliants et son minois adorable suffirent à contenter certains. Mais les plus farouches protestèrent, et cela était légitime. Ils voulaient des résultats avant la fin de la semaine, où ils seraient impitoyables. Elle leur assura alors avec détermination qu'ils auraient ces résultats. Ils repartirent donc, sceptiques ou convaincus.
Après ce discours d'espérance dont elle ne pensait pas un mot, Aimée vit partir l'horloger. Il lui assura qu'il serait de retour avant la nuit mais qu'elle devait, quoiqu'il arrive, fermer les portes avant minuit et vérifier que tous les habitants soient bien présents. Il lui fournit donc une liste, et une grosse clef qu'il lui attacha autour du cou avant de partir.
Pourtant, les heures passèrent et il ne revint pas. Tant pis pour lui ! Elle monta sur l'horloge qui surplombait alors la ville et invita alors ses chers frères et sœurs à se rassembler. Un appel géant commença alors. Après cela, elle ferma les portes. Sa tâche accomplie, elle trouva la maison construite pour elle et s'y installa, en attendant minuit.
***
Les premiers rayons du soleil touchèrent l'horloge. Tout redevint alors paisible. Aimée reprit ses esprits, un peu bouleversée par l'expérience qu'elle venait de vivre. Il n'y avait eu aucune conséquence mais elle savait. Cet horloger pervers était à l'origine de tout cela, elle aurait du s'en douter. Devenir incontrôlable, possédée par le désir de violence. Unique. Elle ne savait si cela était bénéfique ou néfaste mais elle s'en moquait. Elle était elle-même. Et tant qu'elle continuait d'assurer sa mission, il n'y aurait pas de problèmes.
Le temps passa. L'horloger ne revint jamais, mais elle s'en moquait. Elle assurait sa mission, devenait psychotique toutes les nuits et vivait sa vie de jour, mesquine et piquante, s'amusant de tout, dont le malheur des autres. Les habitants s'étaient attachés à elle, la pensait simple habitante avec une âme pure, alors qu'elle les haïssait. Sa routine interminable commençait cependant à la lasser. Soudain, le Passeur revint la voir avec une nouvelle mission des plus amusantes: des habitants d'un autre monde arrivaient en masse dans le coin, et ils souhaitaient envahir l'endroit. Quels idiots… Elle devait les amadouer, faire en sorte de les faire rester la nuit et de les enfermer avec eux. Après une nuit d'enfer, elle laisserait partir les survivants. S'il y en avait. Alors elle se mit à la tâche avec cœur, alternant réunions avec ses collègues favoris et mission. Pourtant, avec 265 ans d'existence… Elle finit toujours par s'ennuyer. De moins en moins de gens lui rendent visite, et elle veut s'amuser. Mais tout cela changera quand elle vous rencontrera…N'est-ce pas ?